Jean-Noël Olivier, Bordeaux Métropole : « le numérique responsable est une question d’équilibre » - Premium

Quel est le périmètre de la direction du numérique à Bordeaux Métropole ? Bordeaux Métropole a fait le choix de regrouper toutes les activités liées au numérique dans une direction générale, qui embarque donc la DSI (direction des systèmes d’information, ndr) mais pas seulement. Nos équipes traitent donc par exemple l’aménagement numérique du territoire, qui intègre le déploiement de la fibre optique chez les particuliers, la délégation de service public Inolia (réseau de fibre optique de Bordeaux Métropole, ndr), mais aussi l’inclusion numérique et toute l’animation de l’écosystème d’accompagnement des populations. C’est important de le souligner, dans la mesure où c’est assez novateur. Le fait d’en faire une direction générale montre que le numérique est une politique publique pour Bordeaux Métropole, et c’est d’autant plus important quand on se pose la question de comment faire du numérique un levier de transformation utile et responsable de nos collectivités. En termes de chiffres, la direction du numérique représente un budget d’investissement de 49 millions d’euros par an, et 22 millions d’euros de budget de fonctionnement.Où en est-on du chantier de mutualisation des services numériques entre la Métropole et les 28 communes qui la composent ? Aujourd’hui, nous avons mutualisé le numérique avec 19 villes, en plus de la Métropole, ce qui signifie que nous jouons un rôle de DSI groupe vis-à-vis d’un certain nombre de délégataires. En pratique, le numérique dans la ville, c’est la pression de l’eau sous la douche le matin, la caméra de vidéoprotection quand vous êtes dans la rue, la gestion des déchets, les bibliothèques, la muséographie des expositions, le ticket de bus, et de façon générale la vie quotidienne du citoyen, qu’il s’agisse de déclarer une naissance, gérer une concession dans un cimetière… On accompagne le numérique sur les territoires dans toutes les composantes métier, soit plus de 450 métiers auxquels nous fournissons des services. C’est donc un périmètre très large, avec un budget plus important que ce qu’on retrouve dans d’autres collectivités, parce qu’on a tout globalisé.La mutualisation a positionné le numérique comme un levier de transformation grâce à la recherche de synergies. Et n’oublions pas que mutualisation n’est pas fusion : aujourd’hui, chacun des maires est responsable de sa politique numérique. Par contre les moyens sont mutualisés et on essaie de travailler à l’élaboration de communs numériques pour rationaliser et maximiser le service. Nous sommes par exemple en train de créer un compte numérique territorial, grâce auquel le citoyen pourra accéder aussi bien aux services communaux que métropolitains via un compte unique. Par ce biais, on s’affranchit du millefeuille administratif, et on va aller plus loin sur l’uniformisation des parcours, en nourrissant nos travaux de tests utilisateurs.« Un vrai changement de méthode »Mutualiser signifie composer avec des systèmes hétérogènes, parfois anciens. Comment composez-vous avec cet héritage imposé ?Avec du temps. On a plus d'1,2 million d’utilisateurs externes sur nos systèmes aujourd’hui, et on parle de parcs qui représentent plus de 1.200 applications métier. Le parcours de rationalisation est long, nous l’abordons donc de façon pragmatique. Nous avons déjà unifié et fait converger un certain nombre de choses. Pour aller plus loin, on accompagne des groupes de travail intercommunaux, qui réfléchissent ensemble non pas juste aux services dont on a besoin en interne, mais à la façon dont on replace le citoyen au cœur de ces projets. C’est un vrai changement de méthode. Historiquement, chaque métier avait tendance à construire le système dont il avait besoin. Aujourd’hui, on essaie plutôt de regarder ce que perçoit le citoyen, et de répondre avec une vision à 360 degrés à ses besoins. Pas forcément avec une interface unique, mais avec des parcours usagers uniques, ce qui nous permet aussi de renforcer nos efforts en matière d’inclusion, d’accessibilité et de simplification. Une approche somme toute standard, mais que la mutualisation nous permet de porter à l’échelle du territoire et de façon intégrée.Comment concilie-t-on ces axes de transformation et les problématiques de numérique responsable ? Le premier aspect à prendre en compte, c’est que le numérique responsable doit en couvrir toutes les dimensions, environnementales, sociales, sociétales et éthiques. Et à ça, j’ajouterais une notion simple, celle de l’utilité. Le plus important, c’est d’avoir un numérique qui avoir de la valeur. C’est l’ambition posée par les élus : trouver le juste équilibre entre le déploiement de technologies numériques et la garantie qu’elles présentent plus d’impacts positifs que d’externalités négatives. Il faut donc un numérique utile. Un numérique choisi, autrement dit qui ne soit pas subi. Et un numérique sur lequel on a la capacité de mesurer et de vérifier qu’il apporte la valeur attendue. Sinon on le décommissionne, il ne s’agit pas d’empiler les services. Le numérique responsable suppose donc d’arrêter la course aux technos, même si elle n’a jamais vraiment eu lieu à Bordeaux. Si je mets un capteur sur le terrain, il faut que je m’assure qu’il apporte vraiment de la valeur, et il faut que je m’en assure dans le temps, en prenant en compte son cycle de vie. C’est la raison pour laquelle on a dit non quand des cabinets sont venus nous proposer de faire un bilan carbone de notre patrimoine numérique : la photo à un instant T ne nous intéressait pas. A la place, on a travaillé avec une startup nantaise, pour automatiser l’évaluation de notre empreinte numérique. Ça ne prend pas encore en compte la totalité de nos services, mais ça nous permet déjà par exemple d’avoir en temps réel l’impact carbone de notre parc d’équipements numériques. Quand un utilisateur ou une commune demande un serveur, un ordinateur ou un téléphone, il peut en mesurer l’impact. C’est important parce que ça nous permet de travailler sur des trajectoires et de faire vivre nos propres référentiels dans le temps. Et comme notre empreinte ne va pas baisser, mon point est vraiment de voir comment on peut infléchir la courbe. Quels sont les effets immédiats d’un tel outil ?Ça responsabilise. Et ça encourage à allonger la durée de vie de nos équipements. On a réalisé par exemple qu’il valait parfois mieux acheter un équipement plus cher, mais plus résistant, parce qu’on va le garder six ou sept ans au lieu de trois, et les agents comprennent plus facilement qu’on a intérêt à garder un ordinateur un ou deux ans de plus.De fortes exigences en matière d'éthiqueEt comment agit-on sur la dimension sociale du numérique responsable ?Tout l’enjeu des travaux d’inclusion numérique est de s’assurer qu’on ne laisse personne de côté. Bordeaux Métropole accompagne bon nombre d’associations de terrain sur le sujet, nous avons également 48 conseillers numériques, cofinancés par l’Etat, sur le territoire, qui accompagnent des populations plus éloignées du numérique. Pas forcément où l’on croit d’ailleurs. Parfois, des jeunes très à l’aise sur Telegram ou des jeux vidéo sont incapables de faire une démarche administrative. Le credo à ce sujet, voulu par les élus, est de toujours maintenir une alternative au numérique. Là aussi, on est dans une notion d’équilibre.Avec 49 millions d’euros de budget annuel d’investissement, vous êtes un grand donneur d’ordre. Comment ces problématiques de numérique responsable influencent vos marchés ? Nous révisons les clauses de nos marchés, qui intègrent déjà des enjeux RSE. Quand nous demandons des développements à un prestataire, on y place des exigences assez fortes en matière d’accessibilité par exemple. Nous avons également de fortes exigences en matière d’éthique, pour tout ce qui touche à la sécurité, ou à la transparence des algorithmes. Les textes produits par l’Etat sur ces sujets nous y aident, même si le référentiel n’est pas la norme, et que ces démarches prendront encore beaucoup de temps. La cible fixée par nos élus est par exemple d’atteindre 80% d’accessibilité sur le Référentiel général d’amélioration de l’accessibilité, en sachant que bon nombre de sites officiels en sont loin, et que nous-même ne sommes pas toujours au niveau. Mais l’ambition est posée, sur la base des référentiels existants.Faut-il parfois arbitrer entre enjeux de responsabilité et coût et si oui, comment le fait-on ?Je ne voudrais pas qu’on pense que responsable signifie forcément que c’est plus cher. Même si aujourd’hui, dans la mesure où le marché est à un virage, avec des problématiques de transformation, les niveaux d’exigence supplémentaires, en matière de sécurité, induisent des surcoûts, comme dans toute phase de démarrage. Mais quand on fait du numérique responsable, donc du numérique choisi, on fait parfois moins, mais mieux. C’est justement tout l’enjeu de la mutualisation. Globalement, ça n’est donc pas plus cher, même si ça impose de penser différemment.Quel est le niveau de maturité des offreurs sur ces sujets ? Le sujet est à la mode, donc il est admis, même s’il est contraignant. Mais ça devient aussi un sujet réglementaire, et ça le sera de plus en plus à l’avenir. Le RGPD n’était pas une évidence au départ, mais quand il a fallu se prémunir des amendes, tout le monde est devenu plus vigilant. Le niveau d’exigence s’élève progressivement, à tous les niveaux, même si la conformité ne veut pas dire qu’on n’est pas faillible sur certains aspects.Créer la « ville astucieuse »Le terme de ville intelligente, ou de smart city, est toujours très à la mode, mais vous lui préférez la notion de « ville astucieuse », quelle est la nuance ?Quand on parle de ville intelligente, on imagine souvent une ville où il y aurait des capteurs et du numérique partout. Mais le numérique est déjà partout, la question est donc de savoir où est-ce qu’on en laisse et où est-ce qu’il est utile, et ça ne doit pas nous empêcher d’être astucieux, c’est-à-dire d’en tirer les bénéfices quand c’est pertinent. Doit-on être innovant ? Oui. Mais pourquoi ? Parce que le numérique, dans sa dimension sociétale, irrigue déjà les villes. Waze gère déjà 50% des flux de circulation d’une ville, et je ne reviens pas sur Airbnb, Uber, ou les trottinettes en libre-service. Le numérique modifie les comportements, et vient percuter les politiques publiques, mais il ne faut pas tomber dans la surenchère. Pourquoi mettre des capteurs partout si je peux acheter la donnée auprès des opérateurs téléphoniques pour savoir combien de personnes passent à tel endroit ?Dans le même temps il faut évidemment innover. Nous avons par exemple récemment conduit une expérimentation avec de l’IA. Nous avons positionné une caméra, qui ne regardait que le sol, sur un vélo en mouvement pour observer les déchets au sol. L’analyse nous a permis de voir, en fonction des lieux ou des heures, la nature des déchets déposés et le niveau de saleté constaté, pour mieux optimiser demain les tournées, la répartition des équipes etc. Cette expérience, c’est un capteur sur un vélo, pas des capteurs partout. Dans le même esprit, on a mené un projet pour étudier l’effet réel en matière de rafraichissement des arbres. Et on a appris des choses ! Entre les Quinconces et les allées de Tourny, vous avez la même densité d’arbres, et pourtant l’effet ressenti n’est pas du tout le même, notamment parce que sur les allées, les arbres sont soumis à un stress hydrique dû au parking souterrain. L’intérêt ici, est de confronter ce que nous remontent les capteurs - qu’on a loués, je le précise, des images satellite, et des témoignages ressentis de citoyens, ce qui nous a permis de modéliser un indicateur de confort thermique, qu’on peut ensuite projeter à plus grande échelle. On peut ainsi réfléchir à la façon dont on plante les arbres, pour qu’ils délivrent le maximum de l’effet attendu, de façon assez frugale, sans déployer des capteurs partout. Modéliser plutôt que mesurer après déploiement, c’est l’un des enjeux de l’innovation numérique ? C’est le sens de notre démarche, expérimenter en confrontant aux retours des citoyens et en travaillant sur la reproductibilité. Nous avons récemment gagné un important appel à projet de l’Etat, en partenariat avec Domofrance, qui va nous amener à travailler avec de l’intelligence artificielle frugale sur l’enveloppe thermique des bâtiments, dans une logique de jumeau numérique. L’objectif consiste à modéliser les gains attendus en fonction des travaux que l’on va faire, sans modéliser l’intégralité du bâtiment, pour prioriser les chantiers en fonction de l’efficacité attendue. Avec le décret tertiaire, si on arrive à avoir quelque chose de pertinent, ce ne sera pas neutre que d’arriver à prioriser les efforts vers les bâtiments où ce sera le plus utile. Donc on prône des approches itératives, basées sur l’expérimentation, pour démontrer la valeur avant d’éventuellement généraliser.Vous avez créé il y a quelques mois une « direction des communs numériques », quelle en est la mission ?Plutôt que d’empiler des services, l’idée est de voir comment est-ce qu’on construit des socles numériques qui soient communs à l’ensemble des services, pour en rationaliser la production. Et puis ça va au-delà. En caricaturant, je dirais qu’il faut qu’on arrive à créer la prise électrique de la ville, la norme qui fait que vous n’avez pas vous poser la question de savoir si tel ou tel appareil va marcher quand vous le brancherez sur votre réseau. En matière de numérique aujourd’hui ça n’existe pas. Si je veux récupérer le composant d’un de mes voisins, il faut que je l’adapte pour qu’il fonctionne sur mon système d’information. À l’heure où on parle beaucoup de souveraineté, j’ai plutôt envie de parler de réversibilité. Et je préfère les notions d’éthique et de transparence à celles d’open source. Si on veut être en capacité de garder l’indépendance du pouvoir public, il faut travailler sur la réversibilité, la mise en concurrence, et pour ça il faut des normes. On milite pour ça, auprès de nos élus et d’autres collectivités.

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