Timothée Duverger : « L’ESS est en réalité moins subventionnée que l’économie classique » - Premium

Dix ans après la loi dite Hamon, qui définit l'économie sociale et solidaire, on sait qu’une modification est prévue pour mettre à jour la loi, compte tenu des problématiques actuelles. Que faut-il faire évoluer, selon vous ? Il y a deux points. D’abord, les articles 2 et 3 définissent l’utilité sociale et le « guide des bonnes pratiques », pour résumer, de l’ESS. L’utilité sociale a des conséquences car cette définition juridique sert notamment à l’agrément ESUS, entreprise solidaire d’utilité sociale, qui permet d’accéder en particulier à la finance solidaire. Ce sont des fonds qui relèvent de l’épargne salariale, et qui permettent de financer des projets qui ont une rentabilité moins immédiate, moins importante, mais qui ont mis au cœur de leur projet l’utilité sociale. L’un des enjeux, c’est d’élargir cette utilité sociale à la question écologique. Elle est certes déjà présente, mais minorée par rapport à la question sociale, et une modification de la définition permettrait aux acteurs agréés ESUS de bénéficier de plus de financements. Ensuite, le second volet porte sur les aspects financiers. Il y a, aujourd’hui, de gros enjeux de financement. Normalement, ce sont de 5 à 10% de l’épargne salariale qui sont fléchés vers la finance solidaire - le gouvernement devrait relever le plafond à 15%, pour essayer de dégager 800 millions d’euros supplémentaires. Ils cherchent un véhicule législatif pour l’appliquer en 2024. Mais il faut aussi faire en sorte que l’ESS bénéficie davantage des programmes d’investissements de France 2030. Ils ciblent pourtant des secteurs d’activité dans lesquels des entreprises de l’ESS sont présentes, mais elles n’ont quasiment pas accès à ce fonds… Ce n’est pas un souci législatif, certes, mais ça reste une problématique. Justement, concernant les financements, que répondez-vous à certains regards « critiques » pour qui l’ESS reste une forme d’économie subventionnée ? C’est complètement faux. D’abord, lorsqu’il y a eu le Covid-19 et tous les plans de soutien. Les acteurs de l’ESS en ont été systématiquement exclus, avant d’y être réintégrés dans un second temps. Cela vaut pour tous les grands plans de financement des entreprises - le CICE a été un peu rattrapé, et le crédit d'impôt-recherche, toujours pas. On aide énormément les entreprises dans ce pays, mais pas celles de l’ESS, et cela se traduit dans les chiffres. Ils ne sont pas encore officiels, mais l’économie sociale et solidaire, aujourd’hui, bénéficie de la part de l’Etat de 13 milliards d’euros - toutes politiques publiques confondues, aides directes et indirectes. La majorité des structures qui en bénéficient sont des associations. Et toutes les coopératives, mutuelles, bénéficient de moins en moins des avantages fiscaux qu’elles pouvaient avoir par le passé, car on les réaligne sur les entreprises classiques, alors même qu’elles ont un moindre accès au capital, car elles ne le rémunèrent pas. Et puis, il y a aussi une tendance de fond. C'est le remplacement de la subvention par les marchés publics, par la commande publique, et par les recettes marchandes - les structures augmentent le prix des biens et des services qu’elles vendent car elles ont moins de subventions. Second chiffre intéressant, issu d’un rapport de l’IRES [ndlr, Institut de recherches économiques et sociales] sur les aides directes et indirectes de l’Etat aux entreprises - le total de ces aides s’élève à 157 milliards d’euros. Alors quand on dit que l’ESS est subventionnée, elle l’est en réalité moins que l’économie classique.Un manque de reconnaissance de l'ESS ? Le 24 janvier dernier, un décret publié au Journal Officiel a confirmé l’autorité de Bruno Le Maire, ministre de l’Économie, sur le ministère délégué à l’ESS. Est-ce un bon signal pour vous ? Oui, mais il faut remonter à 2012 pour en comprendre l’importance. En 2012, l’ESS est rattachée à l’économie lorsque Benoît Hamon y arrive. L’ancrage dure jusqu’en 2017, lorsque Christophe Itier [ndlr, alors haut-commissaire à l’économie sociale et solidaire et à l’innovation sociale], la ramène au ministère de la Transition écologique et solidaire. Elle revient ensuite à Bercy en 2020 avec Olivia Grégoire [ndlr, alors secrétaire d’Etat chargée de l’ESS] jusqu’en 2022, avant d’en ressortir avec Marlène Schiappa, et de finalement, y revenir… Le décret du 24 janvier est donc important, car ainsi, l’ESS reste à Bercy. C’était une revendication des acteurs du secteur, reste maintenant à voir comment elle sera portée concrètement. Que révèle ce « ping-pong » des délégations ? Je pense qu’il est lié à un manque de reconnaissance, d’institutionnalisation de l’ESS, qui est baladée au gré des changements gouvernementaux. Ce manque tient sans doute au fait que l’ESS est moins considérée, que les partis au pouvoir n’en font pas un enjeu majeur. Le sujet est certes médiatisé dans la presse locale, mais ne l’est pas au national. L’ESS est très ancrée sur les territoires, et peut être considérée à Paris comme une sorte d’économie un peu lointaine, une sous-économie pas très visible. Également, a contrario des artisans ou des commerçants qui ont un corporatisme développé, des chambres consulaires ; l’ESS est marquée par une certaine hétérogénéité. Elle est prise en compte dans ses secteurs d’activité - par le ministère de la Jeunesse, de la Culture, de la Santé avec les mutuelles, du Travail avec l’insertion professionnelle -, mais en tant qu’ensemble cohérent et unifié, il y a une dissonance avec les projets politiques actuellement portés. Et puis, l’ESS c’est faire de l’économie autrement, encore faut-il que le gouvernement en place y adhère.Des financements qui restent insuffisants En novembre dernier, Olivia Grégoire justement a présenté la feuille de route de l’économie sociale et solidaire. Qu’en avez-vous retenu ? Sur le financement d’abord, je n’y reviens pas, mais on peut ajouter que les CRESS [ndlr, chambres régionales de l’économie sociale et solidaire] sont sous-financées. Dans leurs recettes budgétaires, 15% viennent de l’Etat, ce qui doit représenter quelques dizaines de milliers d’euros pour chaque CRESS. Ce n’est rien du tout à côté des chambres consulaires, et il y a un vrai enjeu de financement pour qu’elles puissent accueillir, informer et orienter les porteurs de projets qui le font dans les cadres traditionnels, inadaptées par méconnaissance et par défaut d’accompagnement. Très concrètement, il faudrait les financer à la même hauteur que les chambres consulaires, ce qui veut dire qu’il faudrait multiplier par dix leur financement. Ensuite, on a vu dans la feuille de route une volonté d’hybrider avec le secteur privé. Cela passe par le développement de contrats à impact social, des financements privés à destination des acteurs de l’ESS. Il y a aussi l’idée de développer des « joint-ventures» sociales, co-créées par des acteurs privés et de l’ESS. Je pense qu’il y a également tout un travail à mener autour de la transmission d’entreprise, car aujourd’hui beaucoup de PME ne trouvent pas de repreneurs et doivent fermer. L’ESS doit pouvoir proposer des solutions de transformation de ces entreprises, notamment en modèles coopératifs. On travaille en ce moment avec la confédération générale des SCOP [ndlr, sociétés coopératives de production] au niveau national, pour importer le modèle de l’ESOP américain [ndlr, acronyme d’employee stock ownership plan]. C’est un mécanisme qui permet de transférer la propriété de l’entreprise aux salariés, à partir d’incitations fiscales et réglementaires. C’est, à mon avis, très important. Enfin, troisième et dernier point, il y a la question du développement territorial qui rejoint celui des CRESS. C’est le développement de pôles territoriaux de coopération économiques, les PTCE. À Bordeaux nous en avons deux, le projet Ïkos et la Fabrique Pola. Il faut développer ces logiques de coopération d’acteurs sur le territoire, qui rejoint la RTE [ndlr, responsabilité territoriale des entreprises]. Pour moi, ce sont les trois grands chantiers à mener pour l’économie sociale et solidaire.

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