Gaël Giraud (CNRS) : « Les collectivités locales doivent promouvoir l’entreprise comme un commun » - Premium

Dans votre dernier ouvrage, Composer un monde commun, vous abordez la nécessité de protéger nos « communs globaux ». De quoi s’agit-il ? Les communs sont une manière d’organiser l’usage d’une ressource, sa distribution dans une communauté, et la répartition du pouvoir pour en prendre soin, remettre en cause les règles. Cette répartition est soumise à délibération, donc démocratique. Un commun peut être matériel – un système d’irrigation, un plan de vigne – ou immatériel – Wikipédia, où la ressource est l’intelligence collective partagée, mais aussi un logiciel libre. Dans mon livre, j’essaye de montrer que les communs s’opposent à trois autres schèmes de gouvernance – le privé, c'est-à-dire la population privative ; le public, c’est-à-dire la gestion par l’Etat ; et le tribal, c’est-à-dire ma tribu, ma communauté. Quels leviers peuvent être actionnés, à l’échelle locale, pour protéger ces communs ? Contrairement à un certain imaginaire un peu anarchiste, selon lequel on pourrait construire une société entièrement avec des communs ; j’essaye de montrer qu’on a besoin de l’Etat et des collectivités locales, pour assurer les conditions d’émergence et de protection des communs dans la société civile. Les communs, c’est vous et moi qui les créons, mais on a besoin du maire pour nous aider à les protéger, par exemple. Ce maire peut faire un tas de choses comme protéger et promouvoir les ONG, le milieu associatif qui est typiquement l’endroit où l’on crée du commun. Il y a plein d’autres choses comme les monnaies locales qui s’implantent un peu partout… À Bordeaux, la collectivité locale pourrait dire, « pour favoriser la Gemme [NDLR, nouveau nom de la monnaie locale girondine], payons les primes des fonctionnaires territoriaux avec ». C’est en partie ce que la Ville de Bordeaux compte mettre en place, pour les élus et les fonctionnaires, sur la base du volontariat… Eh bien, c’est super ! Je plaide pour ça depuis des années. Ensuite, pour que la monnaie fasse un circuit complet, il faut idéalement que les contributeurs bordelais puissent payer une partie des services municipaux en Gemme [à lire : Monnaie locale - Bordeaux veut utiliser la miel pour dynamiser le tissu économique local]. L’euro est une monnaie privatisée, c’est paradoxal mais c’est une monnaie de riches, essentiellement orientée vers les marchés financiers et le secteur bancaire. Recréer une monnaie locale, c’est recréer du commun monétaire, et c’est se redonner ensemble du pouvoir sur la monnaie, pour faire ce qu’on a envie de faire. C’est-à-dire, promouvoir des activités qui permettent de sauver les écosystèmes naturels autour de Bordeaux, par exemple. Enfin, pour revenir aux leviers des collectivités locales, du côté des entreprises, elles peuvent promouvoir l’entreprise comme un commun.Remettre plus de gouvernance dans les entreprises Qu'entendez-vous, par « promouvoir l'entreprise comme un commun » ? D’abord, l’entreprise n’existe pas dans le code civil français, ce qui existe c’est la société. Elle est possédée par quelqu’un – typiquement, une société de capitaux privés l’est par ses actionnaires. Or, ma position est de dire qu’une entreprise est beaucoup plus qu’une boîte noire qui produit du cash pour ses actionnaires. C’est en fait un projet d’utilité collective, et si ce n’est pas collectivement utile, pourquoi lui donne-t-on le droit d’opérer ? Ce projet doit réunir toutes les parties prenantes de l’entreprise, autour d’un commun partagé. Donc, comment aide-t-on les entreprises à recréer du commun à l’intérieur d’elles, pour ne pas transformer l’intérieur en une jungle où tout le monde se fait la guerre ? Idéalement, c’est ce que devait faire le rapport Senard-Notat [NDLR, rapport sur l’entreprise et l’intérêt général rendu par Jean-Dominique Senard et Nicole Notat au gouvernement en 2018], mais il a été complètement émasculé par l’Elysée. Aujourd’hui, le statut d’entreprise à mission ne suffit pas du tout, donc ce que pourraient faire les collectivités locales, c’est aider les entreprises vertueuses en termes de gouvernance. Qu’elles vérifient la parité homme-femme, que toutes les parties prenantes ont voix au chapitre dans les décisions – salariés, clients, ou populations qui habitent autour du site d’exploitation de l’entreprise. Comment encourager les grandes entreprises à se tourner vers cette gouvernance vertueuse ? D’abord, ne négligeons pas d’aider, de promouvoir les TPE et les PME françaises, qui ont et sont encore très largement négligées par l’Etat, alors que c’est notre tissu vivant. Concernant les grandes entreprises, ensuite, c’est à l’Etat d’intervenir. On est obligé de remonter d’un échelon, et d’avoir un interlocuteur à ce niveau. Si on veut honorer l’entreprise comme commun, il faut aller plus loin. Je crois que ce qu’on devrait faire, c’est réécrire les articles 1832 et 1833 du code civil, pour donner un statut juridique à l’entreprise. Dire, et vérifier, qu’une entreprise, c’est un projet d’utilité collective. On peut se poser la question si Total est aujourd’hui d’utilité collective, car elle détruit le climat. L’entreprise doit s’organiser elle-même comme commun, aller plus loin que la vision de codétermination à l’Allemande où vous laissez les salariés participer aux grandes décisions de l’entreprise, ce qui est indispensable. Mais il n’y a pas qu’eux, il y a toutes les parties prenantes.

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