Placéco Pays Basque, le média qui fait rayonner l’écosystème

Votre édition locale

Découvrez toute l’actualité autour de chez vous

Vie professionnelle / vie privée : une perméabilité croissante

Opinion
mercredi 04 octobre 2023

Marieke Castronovo est avocate, spécialisée en droit du travail et de la sécurité sociale, au sein du cabinet Fidal de Bayonne. Elle met à profit la rubrique Opinion, réservée aux adhérents Placéco, pour apporter des clés de compréhension sur la limite légale entre vie privée et vie professionnelle.

La frontière entre la vie professionnelle et la vie personnelle et familiale n’a jamais été aussi poreuse qu’aujourd’hui. Or, si cette porosité est en partie contrainte pour les acteurs du monde du travail que sont les employeurs et les salariés comme inhérente à certains de leurs devoirs et obligations, une marge de manœuvre demeure dans le choix de certaines pratiques relationnelles de travail.

Dans un monde « hyper connecté » dans lequel le télétravail vit ses heures de gloire, la frontière anciennement bien distincte entre le domaine de la vie professionnelle et celui de la vie personnelle et familiale est mise à rude épreuve. Pour celui dont le travail consiste en partie à recevoir des courriels, se contraint-il réellement à ne pas en avoir lecture durant ses temps officiels de repos, pause et congés (et d’arrêt maladie…) ?

Pour celui dont une partie ou la totalité des tâches est réalisée en télétravail à son domicile, se contraint-il réellement à fermer tout axe de communication avec l’entreprise durant certaines plages horaires consacrées à sa vie personnelle et/ou familiale ?

Et inversement : celui qui est censé exécuter ses tâches en télétravail s’efforce-t-il pleinement de ne jamais user de cette modalité d’exécution de son contrat de travail pour gérer une garde d’enfant imprévue, un rendez-vous médical ou la gestion d’autres contraintes personnelles comme un véhicule à amener au garage, les achats du quotidien, etc ?

La frontière entre la vie professionnelle et la vie personnelle et familiale n’a jamais été aussi poreuse qu’aujourd’hui.

La jurisprudence sur le sujet

Et contrairement à ce que pourraient laisser penser les exemples ci-dessus, elle ne concerne pas que les postes de cadre et/ou les emplois éligibles au télétravail ; c’est la jurisprudence récente qui nous l’apprend.

Ainsi, il en ressort que tout salarié, peu importe ses fonctions et son niveau de qualification, est susceptible de tomber sous l’égide de l’arrêt rendu par la Cour d’appel de Versailles le 10 mars dernier (n°20/02208), confirmant la légitimité du licenciement d’un salarié ayant, au cours de l’exécution de son contrat de travail, déménagé en Bretagne, à 450 kilomètres de son lieu de travail localisé en région parisienne. Au titre de ce licenciement pour « cause réelle et sérieuse », l’employeur avait invoqué le refus du salarié de rétablir son domicile à une distance moins excessive de son lieu de travail et l’impossibilité conséquente d’assurer le respect de son obligation de sécurité à l’égard de ce salarié en raison d’un trajet domicile-travail régulier d’une durée déraisonnable.

Une nouvelle brèche a ainsi été ouverte dans la construction jurisprudentielle de la frontière vie professionnelle / vie privée et celle-ci ne devrait a priori pas être colmatée par un éventuel arrêt ultérieur de la Cour de cassation tant la motivation de l’arrêt de la Cour d’appel de Versailles est factuellement et juridiquement fondée. En effet, comment l’employeur pourrait-il respecter son obligation de sécurité à l’égard d’un salarié qui devrait cinq fois par semaine, deux fois par jour, à l’embauche et à la débauche, réaliser 450 kilomètres ? La fatigue cumulée au fil du temps devrait irrémédiablement augmenter le risque d’accident de ce salarié, que ce soit durant son trajet ou pendant l’exercice de ses fonctions. Dans le même état d’esprit, la Cour d’appel avait relevé qu’en agissant ainsi, le salarié ne pouvait qu’être amené à violer les dispositions de l’article L 4122-1 du Code du travail selon lesquelles « il incombe à chaque travailleur de prendre soin, en fonction de sa formation et selon ses possibilités, de sa santé et de sa sécurité ».

Le paradoxe de cette décision consiste dans le fait que c’est notamment pour préserver la conciliation vie privée/vie professionnelle du salarié que l’employeur était légitime à attendre de ce dernier qu’il revienne sur sa décision (privée) de déménagement dans l’intérêt de la préservation de sa vie personnelle et familiale.

Consentir à un éloignement aussi important du lieu de travail se serait en effet traduit par une réduction drastique mathématique du temps de veille du salarié auprès de sa famille qui aurait pu à terme être reproché à l’employeur.

En définitive, si le salarié a pu se sentir lésé dans ses choix de vie personnelle, c’est uniquement par ce que son employeur est débiteur de nombreuses obligations à son égard qui, par nature, doivent prendre en considération la vie privée de ce salarié. Dit autrement, si l’employeur n’avait pas été débiteur d’une obligation de sécurité à l’égard de ce salarié, il ne se serait pas inquiété du déménagement très éloigné du domicile de ce dernier tant que les prestations et horaires de travail demeuraient respectées. De même si l’employeur n’était pas dans l’obligation d’être attentif au respect des intérêts privés et familiaux du salarié dans la mise en balance de ces derniers avec sa vie professionnelle.

Ce qu’il faut retenir ce n’est donc pas que l’entreprise gagnerait en ingérence dans la vie privée de son personnel salarié mais qu’elle est contrainte, par les obligations qui pèsent sur elle, de prendre en considération certains éléments de la vie privée de son personnel ; à défaut de quoi, c’est elle qui en paiera les conséquences : en accident du travail, en faute inexcusable, en désorganisation du service en cause, etc.

Le propos ici n’est pas de louanger un retour en arrière concernant les obligations susvisées de l’employeur mais de ne pas diaboliser ce dernier face à des choix légalement contraints.

L'utilisation d'outils professionnels en question

Le propos pourrait être en revanche de se questionner quant à la pertinence de certaines pratiques non obligatoires qui contribuent à un mélange des genres vie privée/vie professionnelle telle que la faculté pour le salarié, officiellement octroyée par l’employeur, d’utiliser les outils professionnels mis à sa disposition, à titre également personnel. Le salarié peut ainsi utiliser son téléphone professionnel pour converser et échanger des messages avec les protagonistes de sa vie personnelle. Il peut également enregistrer des photos personnelles sur ce téléphone professionnel.

Et lorsque tout va bien…tout va bien !

Mais lorsqu’une polémique, une tension, un litige, une inquiétude commence à naitre dans les relations employeur / salarié, ce téléphone double fonction et sans frontière devient un outil potentiel de preuves dont la recevabilité ne sera pas nécessairement contestable.

C’est ainsi que plusieurs salariés ont pu être légitimement sanctionnés sur le fondement d’échanges WhatsApp découverts par l’employeur après restitution du téléphone professionnel d’un de ces derniers auprès de la Direction. Le groupe intitulé « Bande à Picsou » révélait la transmission d’informations confidentielles à la concurrence et l’application WhatsApp (associée uniquement au numéro de téléphone professionnel du salarié) n’avait pas été désinstallée après restitution.

La même problématique se pose avec l’ordinateur portable mis à disposition par l’entreprise, et ce, y compris en l’absence d’officialisation d’une utilisation également personnelle dès lors qu’il est courant pour un salarié de « surfer sur le net » à un moment ou un autre de la journée sur son temps de travail.

D’où le travail qui a été celui de la Cour de cassation de tenter d’établir une frontière :

- Entre ce qui devrait être considéré comme excessif au temps et au lieu de travail (et donc susceptible d’être sanctionné) et ce qui devrait être toléré ;

En effet, une interdiction absolue de naviguer sur le net durant les horaires de travail pourrait être considérée comme disproportionnée dès lors que le poste du salarié ne nécessite pas une disponibilité totale permanente. La jurisprudence invoque une utilisation « occasionnelle » appréciée souverainement par les juges du fond.

En revanche, un abus dans l’utilisation à titre personnel de l’informatique de l’entreprise génèrera une sanction motivée par le manque de sérieux du salarié dans ses fonctions, voire des répercussions concrètement négatives concernant la qualité et la rapidité de ses prestations.

- Mais également entre ce qui peut ou non être utilisé par l’employeur à titre de preuve à l’encontre de son salarié;

Ainsi, des fichiers présents sur un ordinateur professionnel identifiés par le salarié comme « personnels » ou tout autre terme de même nature, ne devraient pas pouvoir être ouverts par l’employeur en dehors de la présence du salarié.

De même, l’envoi via les outils informatiques de l’entreprise (ordinateur et connexion Internet) de mails personnels par le salarié ne devraient pas pouvoir être utilisés par l’employeur à titre disciplinaire, y compris si ces mails personnels constituent des envois sur le même mail du salarié d’éléments et documents confidentiels appartenant à l’entreprise, et ce, au motif que l’employeur n’aurait pas dû avoir accès à cette messagerie personnelle.

Ce n’est que si le salarié utilise son mail professionnel pour de tels envois (sur sa messagerie personnelle) qu’il pourrait faire l’objet d’une procédure disciplinaire.

La protection des documents confidentiels et/ou qui sont la propriété de l’entreprise devrait donc, pour éviter une fuite de données dont l’apport de la preuve serait irrecevable comme attentatoire à la vie privée, inviter à la formalisation d’une politique particulière tel que, par exemple, l’inaccessibilité informatique à toute messagerie autre que professionnelle.

Ce travail de distinction de la preuve entre ce qui est recevable ou non en fonction de la violation de principe ou disproportionnée à la vie privée se retrouve dans l’utilisation des réseaux sociaux et de ce qu’y expriment les salariés :

-Le contenu d’une page Facebook ouverte à tout public sera considéré recevable comme accessible à tous et donc dépourvu de confidentialité, à l’inverse d’un compte restreint aux « amis » auquel l’employeur n’aurait pas dû pouvoir accéder ;

Récemment toutefois, cette différenciation par le paramétrage du compte Facebook a été grignotée par l’application du droit à la preuve qui justifiait, en l’espèce, une atteinte non disproportionnée à la vie privée du salarié en cause ; ce dernier, éducateur, avait tenu des propos humiliants par Messenger auprès d’un résident handicapé dont il était en charge et l’employeur avait produit les captures d’écran de ces échanges pour légitimer son licenciement pour faute grave devant les juges.

- Le contenu d’un profil LinkedIn a été récemment considéré comme librement utilisable par un ancien employeur afin, notamment, de justifier de l’occupation d’un nouvel emploi par un ex salarié licencié et réduire ainsi le montant des dommages et intérêts réclamés par ce dernier qui se prévalait, faussement, d’une situation de demandeur d’emploi sans véritable ressource pour subvenir à ses besoins.

Conclusion

Si une conclusion peut être apportée à l’ensemble de ces développements, c’est que les juges font preuve d’un pragmatisme certain dans l’appréciation des faits qui leur sont soumis car ils sont contraints de tenir compte de l'évolution des moyens et des pratiques de communication.

En effet, au-delà de l’amélioration même des techniques de communication, nos pratiques dans les relations humaines de travail évoluent. Les directives sont moins formelles, le vouvoiement disparait, les échanges se font de plus en plus souvent par sms au détriment du courriel ou de l’appel téléphonique, etc.

Et là encore, le propos n’est pas de critiquer ces changements de procédés, d’habitudes mais d’alerter sur les dérives inhérentes à la voie vers du « copinage » dans le milieu professionnel.

Du côté du salarié afin qu’il ne finisse pas par se sentir asservi au nom de l’affect éprouvé pour son ou sa supérieure hiérarchique. Et du côté de l’employeur pour qu’un sms adressé sous une émotion passagère négative ne se retourne pas brutalement contre lui avec la pancarte « harcèlement ».

Dit autrement, certes l’évolution du monde du travail ne permet pas de marquer une frontière nette entre la vie professionnelle et la vie personnelle mais les protagonistes de ce « monde » disposent encore de véritables moyens d’action pour préserver leurs intérêts respectifs en ne contribuant pas à un mélange des genres.

Commentaires - 2
Salvatore Castronovo - 05/10/2023 15:06
Merci pour cet article qui me maintient en contact avec le monde du travail ( que je côtoie épisodiquement ) et certains changements que j ai vu s amorcé dans la relation employé-employeur ...
Gérald Parreno - 05/10/2023 07:20
Merci pour cet article, très instructif, il va me permettre de compléter mon règlement intérieur.