Industrie 4.0 : comment Lectra se prépare à doubler de taille - Premium
Daniel Harari - photo Lectra
Fort de l’acquisition de son concurrent américain Gerber Technology, Lectra se prépare à quasiment doubler de taille, avec un chiffre d’affaires prévisionnel de l’ordre de 480 millions d’euros en 2021. Comment le groupe français prévoit-il d’intégrer son éternel rival, quelles sont les perspectives offertes par ce nouvel ensemble et quelles seront les retombées pour le site de Cestas, où Lectra réalise à la fois sa R&D et sa production ? Les réponses de Daniel Harari, PDG de Lectra.
Les rivaux de trente ans ne font désormais plus qu’un : rendue publique début février, l’acquisition de Gerber Technology par Lectra est effective depuis le 1er juin dernier. Elle prend la forme d’une opération à 175 millions d’euros, accompagnés de l’émission de 5 millions d’actions nouvelles Lectra au profit du fonds American Industrial Partners (AIP), propriétaire depuis 2016 de l’intégralité du capital de Gerber.
« J’ai commencé les discussions avec AIP en septembre. On est arrivé à un accord de principe en octobre, mais il a fallu attendre jusqu’à décembre pour formaliser la lettre d’intention, et jusqu’au 5 février pour boucler tous les accords », rembobine Daniel Harari. La suite se déroule sans accroc, avec l’annonce du rachat le 8 février, puis la signature des accords sociaux, fin mars, et le couperet final des autorités antitrust, le 27 mai dernier. Quatre jours plus tard, Gerber Technology - 650 collaborateurs et 165 millions d’euros de chiffre d’affaires en 2020, rejoint officiellement le groupe Lectra, ses 1.750 collaborateurs dans le monde et ses 236 millions d’euros de chiffre d’affaires en 2020.
Réussir l’intégration
Le chantier d’intégration a débuté dès le mois d’avril, avec le soutien d’une équipe du Boston Consulting Group. 8 personnes travaillent à temps plein sur l’intégration avec nos équipes. « Avril et mai ont été consacrés à la gestion du Day 1. Depuis le 1er juin, elles améliorent le modèle pour arriver à quelque chose de définitif au 31 décembre, de façon à aborder 2022 avec l’organisation la plus rationnelle possible », explique Daniel Harari.
Si de nombreuses synergies sont à l’étude sur des volets tels que le système d’information, les infrastructures informatiques, les bureaux, ou les achats, Lectra n’envisage pas à ce stade de réduction d’effectifs. « Gerber sort de deux périodes où l’actionnaire principal était un fonds de private equity, ils ont à peine la peau sur les os, il n’y a donc pas grand-chose à retrancher. Les économies en termes de coûts ne sont pas l’essentiel. Ce qu’on veut, c’est d’abord travailler sur l’offre et le chiffre d’affaires, en voyant comment vendre des produits Lectra sur base Gerber, ou le contraire, et en faisant accélérer Gerber sur tout ce qui concerne les contrats récurrents. Ils ne s’y intéressent que depuis trois ans alors que c’est dans notre ADN, il y a donc énormément d’effets positifs à attendre », commente le PDG de Lectra.
Les perspectives en matière de vente croisée semblent d’autant plus alléchantes que les deux entreprises interviennent sur des périmètres géographiques très complémentaires. Grâce à Gerber, l’Amérique du Nord devient ainsi le premier marché du groupe, avec 33% du chiffre d’affaires, suivie par l’Europe (32%) et l’Asie (25%).
Renforcer l’outil industriel de Cestas
Si les deux sociétés sont directement concurrentes, avec des offres mêlant machines, logiciels et services dédiés à l’automatisation des découpes, elles ont en revanche adopté des philosophies différentes, puisque Lectra a fait le choix de concentrer sa production industrielle en France, sur son site de Cestas, alors que Gerber s’appuie sur des sous-traitants, chinois et américains. « Nous allons rester sur ce modèle. Notre site industriel a largement fait ses preuves, puisque nous fabriquons 20% moins cher à Cestas que nos concurrents en Chine. Tout plaide pour que nous renforcions l’atout que constitue une usine à la pointe, capable de délivrer des prix de revient compétitifs et une qualité très élevée », indique Daniel Harari.
Le site de Cestas devrait donc renouer avec des perspectives de croissance enrayées par la crise sanitaire. « Nous n’avons fait appel à aucune subvention, aucun PGE, et aucun chômage partiel, à part pour des gardes d’enfants. En revanche, on a décidé de serrer les frais, et d’un budget qui prévoyait une hausse de 8% des frais et des recrutements, on est passé à une politique d’un départ remplacé sur deux, ce qui a entraîné une légère réduction des effectifs, se souvient Daniel Harari. Cette période est derrière nous. Comme on espère un rebond rapide et que notre budget de R&D est fixé à 12% du chiffre d’affaires du nouvel ensemble formé avec Gerber, on devrait pouvoir repasser en phase d’expansion dès 2022 ».
Quelles perspectives pour l’automobile, l’ameublement et la mode ?
Après une année de recul, Lectra a renoué avec la croissance au premier trimestre 2021, et s’attend à publier le 27 juillet prochain des résultats confirmant cette dynamique, même si la question se pose de savoir dans quelle mesure le carnet de commandes profite d’un effet de rattrapage sur ses trois marchés de prédilection que sont l’automobile, l’ameublement et le textile.
« L’automobile est un marché très automatisé où l’on fonctionne sur des méthodes lean, qui rigidifient les modèles économiques. Le secteur a géré la crise avec ses points forts, la capacité à serrer les coûts, et un transfert de la décision aux fonctions financières. Depuis le début d’année, on observe toutefois un renversement, avec le retour aux commandes des patrons de marques et des responsables de production, qui valorisent à la fois la qualité et le retour sur investissement », éclaire le patron de Lectra, qui revendique entre 50% et 70% de parts de marché sur des activités telles que la découpe de cuir, de tissu ou d’airbags. Lectra observe également un retournement positif sur le secteur de l’ameublement, avec une demande tirée principalement par la Chine et l’Asie. « C’est un marché qui fonctionne essentiellement à la commande, et la demande est très forte, il y a donc un rebond immédiat », commente Daniel Harari.
Le secteur de la mode suscite quant à lui plus d’interrogations. « Le marché a été traumatisé par la crise, avec la fermeture des boutiques, en sachant que beaucoup d’entreprises ont choisi de travailler avec l’Asie pour diminuer leurs coûts de revient, alors que ça implique de composer avec des cycles longs, avec le financement de deux ou trois saisons d’avance. Au contraire, les sociétés qui travaillent en cycle court ont été avantagées », remarque Daniel Harari, qui souscrit à l’hypothèse d’une courbe de reprise en K, favorisant les entreprises les plus agiles dans leur production comme dans leur distribution.
Accompagner l’ensemble de la chaîne de valeur
Non content de boucler l’acquisition de Gerber, Lectra a également annoncé au printemps le rachat de Neteven, éditeur parisien d’une solution visant à faciliter la distribution de produits sur les grandes marketplaces, récemment recentrée sur le secteur de la mode. Faut-il y voir une volonté d’équiper les entreprises sur l’ensemble de la chaîne de valeur ? « Pas forcément, nous ne cherchons pas à nous imposer comme un fournisseur unique, mais nous sommes forts sur la création et la fabrication, et pour être efficace il faut que nous soyons également bons sur le volet commerce », répond le patron de Lectra, qui embraie rapidement sur la nécessité de ne pas cantonner la réflexion autour de l’industrie 4.0 à la seule question de l’appareil de production.
« L’industrie 4.0, c’est d’abord un changement de modèle économique, qui consiste à dire que l’usine devient connectée au consommateur final, dans une logique d’adaptation permanente. Dans ce contexte, l’usine est le point de liaison entre les centres de création, les canaux de vente et la production. Parler d’usine du futur permet de lui redonner toutes ses lettres de noblesse, mais si l’entreprise n’a pas fait évoluer son modèle économique, l’usine perd de son intérêt », analyse Daniel Harari.
