À Saintes, l’Apesa vient en aide aux chefs d’entreprise « en souffrance aiguë » - Premium

Comment détecter les signaux de souffrance mentale d’un chef d’entreprise, lorsque sa société est en difficulté ? Surtout, comment faire la distinction entre une souffrance passagère et un mal-être profond, pouvant conduire au pire ? Cette question, Marc Binnié se l’est posée au début des années 2010. Il est alors greffier associé au tribunal de commerce de Saintes. « Dans le cadre de mes fonctions, je me rends bien compte que lorsque les entrepreneurs viennent demander à ce que leur entreprise bénéficie d’un certain nombre de procédures, ils sont dans un état psychologique un peu compliqué, explique-t-il. Autrement dit, quand on est sur une liquidation judiciaire, certains vous disent “je sais ce qu’il me reste à faire”. » Mais les professionnels du tribunal de commerce ne sont, évidemment, pas des professionnels de santé. Et ne sont ni prêts, ni compétents, pour savoir quoi faire. Alors en 2013, Marc Binnié décide de fonder avec le psychologue Jean-Luc Douillard, spécialisé dans la prévention du suicide, l'association Apesa - acronyme d’aide psychologique pour les entrepreneurs en souffrance aiguë. Une entité « qui n’est pas née dans une grande ville ou à Paris, ce qui change et explique le côté pragmatique du terrain », tient à souligner d’entrée son fondateur. Qui poursuit : « Le monde économique, selon l’idée qu’on s’en fait, c’est la compétition, la concurrence et des crises successives, avec une complexité croissante. Ce n’est déjà pas simple d’être chef d’entreprise. » Ajoutez à cela des difficultés - dont la plus courante est de ne pouvoir honorer ses dettes -, et le mal-être s’installe. « Notre but est de faire passer les idées sombres, de sortir un dirigeant d’une crise suicidaire. On se limite à cela, car en tant que greffier je dois tenir compte de l’état psychologique de la personne en face de moi. Nous ne sommes là ni pour des conseils juridiques, ni pour contribuer au redressement de l’entreprise, ça, d’autres associations le font », tient à préciser notre interlocuteur.Des « sentinelles » aux quatre coins de la France Depuis sa création, l’Apesa a plus qu’essaimé, comptant aujourd’hui 71 associations locales, partout en France. Et si le besoin est réel, pour aider un chef d’entreprise en souffrance aiguë, encore faut-il l’identifier. Cela, c’est le rôle des quelque 5.868 sentinelles, réparties aux quatre coins de la France, dans 94 tribunaux de commerce. « Ce n’est pas si simple pour un chef d’entreprise en difficulté, qui a plutôt tendance à être dans le déni et qui oublie sa propre santé, d’aller rencontrer un psychologue. En revanche, ce même chef d’entreprise croise dans son quotidien une multitude de représentants de l’écosystème des entrepreneurs. Autrement dit, les banquiers, son avocat, un expert-comptable ; et puis des représentants du Trésor public, de l’URSSAF, et lorsque les difficultés s’aggravent, un greffier, un mandataire, un juge consulaire, égrène Marc Binnié. Tous ces professionnels qui, en croisant le chemin d’un dirigeant, peuvent être alertés sur son état psychologique. » Autant de sentinelles potentielles qui le deviennent, après une formation dispensée par l’association Apesa : qu’est-ce qu’une crise suicidaire ? Quel est le mécanisme, et comment aborder la personne concernée ? « D’ailleurs, reprend Marc Binnié, la formation permet de filtrer. Ce n’est pas parce que quelqu’un pleure qu’il a besoin d’un soutien psychologique. » Les sentinelles apprennent donc à détecter les situations les plus critiques, recueillent l’accord de la personne concernée, puis déclenchent une alerte. « L’équivalent des pompiers quand il y a le feu », illustre le greffier. Le relais est ensuite fait le plus rapidement possible avec un psychologue de l’association, qui effectuera la prise en charge du dirigeant. « On ne transforme pas les sentinelles en psychologues », insiste notre interlocuteur. L’Apesa prend aussi en charge le ou la conjointe du chef d’entreprise en souffrance. Des personnes « dont on ne parle pas beaucoup » selon Marc Binnié, et qui subissent pourtant de plein fouet les difficultés.A la recherche de financements Petit à petit, l’Apesa a su développer tout un tissu de parties prenantes. Et tente d’intégrer au mieux le souci de l’état psychologique des chefs d’entreprise, dans les pratiques professionnelles de tout l’écosystème. Une évolution qui a pris du temps, mais qui se traduit aujourd’hui par un partenariat avec le Conseil national de l’ordre des experts-comptables par exemple, ou avec celui des greffiers des tribunaux de commerce. « Depuis quatre ans, je vais aussi présenter notre dispositif à l’école de la magistrature, dans le cadre d’une formation de procureurs de la République », souligne Marc Binnié. Qui s’interroge néanmoins sur l'origine de l'Apesa, créée dans un tribunal de commerce. Pourquoi pas au sein du monde économique ? « J’ai toujours pensé que les fédérations professionnelles doivent être les plus proches de leurs adhérents. Mais je pense que ce n’est pas simple d’avoir une vision complète du monde économique, avec à la fois ses réussites et ses échecs. Quand un entrepreneur devient un mauvais payeur car il a des difficultés, il suscite en général la colère de ses créanciers, et peut aussi ne pas donner une très bonne image de son secteur. Il peut susciter assez naturellement un phénomène de rejet, qui se traduit au quotidien. Dans les tribunaux, certains nous disent “ici, on est bien car on n’est pas jugé”. » Depuis dix ans, l’Apesa de Saintes a ainsi permis la prise en charge de 250 chefs d’entreprise. Un nombre qui s’est élevé à 1.545 en 2023, à l’échelle française. Et depuis le 1er janvier dernier, toujours à l’échelle des 71 antennes locales, ce sont 361 alertes déclenchées pour 213 prises en charge. Si ces chiffres semblent élevés, Marc Binnié temporise : « Il y a eu un boom en 2020, mais aujourd’hui, il n’y a pas de catastrophisme. » En 2024, l’une des priorités de l'association reste la recherche de financements, pour pouvoir rémunérer les psychologues qui collaborent avec elle. « Ce serait bien que notre initiative soit un peu plus portée par les organismes professionnels, les syndicats patronaux, esquisse le fondateur. Les bénévoles prennent leur bâton de pèlerin pour aller chercher ces fonds, mais il faudrait s’assurer qu’ils s'inscrivent dans la durée. »

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