Comment les éditions Cairn se sont imposées dans le Sud-Ouest - Premium
Les éditions Cairn, basées à Pau, sont l'une des plus importantes sociétés d'édition de Nouvelle-Aquitaine. | Photo Adobe Stock
Basées à Pau, les éditions Cairn se sont imposées comme l'une des principales maisons d'éditions de Nouvelle-Aquitaine. Au cœur de leur modèle, une collection vaste mais cohérente, tournée vers la culture du grand Sud-Ouest, mais aussi la maîtrise de leur commercialisation sans dépendre des distributeurs nationaux. Rencontre avec son dirigeant et fondateur Jean-Luc Kerebel.
Les locaux des éditions Cairn ressemblent trait pour trait à ce que l'on imagine des bureaux d'une maison d'édition : remplis d'étagères débordant de livres en tous genres, des postes de travail croulant sous les bouquins que l'on aperçoit par des portes entrouvertes. Tout colle, jusqu'au patron, Jean-Luc Kerebel, qui sort de son bureau en ronchonnant contre un auteur qui tarde à rendre son manuscrit… Noblesse oblige, d'une certaine manière. Car Cairn est l'une des plus importantes sociétés d'édition de Nouvelle-Aquitaine. Jean-Luc Kerebel en est le fondateur, c'était en 1997.
« Je viens d'un milieu extrêmement populaire et j'ai compris très tôt que le livre serait ma planche de salut », raconte-t-il, attablé derrière une tasse de thé. Il travaille plusieurs années en collectivité locale, puis en librairie, avant d'avoir l'opportunité de devenir « éditeur salarié », c'est-à-dire de gérer l'activité édition « d'un gros imprimeur de Biarritz ». « C'était une opportunité incroyable. J'ai sué sang et eau pour lui présenter un business plan qui lui permettrait de gagner de l'argent, se souvient Jean-Luc Kerebel. Il me regarde et me répond "Monsieur Kerebel, je ne veux pas gagner de l'argent, je veux en perdre". En fait, il voulait simplement se servir de l'édition pour défiscaliser ! » Le souvenir le fait rire, mais on devine qu'à l'époque, la plaisanterie lui a parue moins drôle. Quelques années plus tard, il décide de monter sa propre maison d'édition. Une vraie, cette fois-ci.
Maîtriser la commercialisation
Au cœur de son projet, un modèle économique original : « maîtriser toute la chaîne de valeur, de la mise en page à la commercialisation ». C'est dans ce dernier point qu'est l'innovation, car la très grande majorité des éditeurs confient la commercialisation à des distributeurs spécialisés. « Faire des livres, aujourd'hui, c'est à la portée de n'importe qui, affirme l'éditeur. Ce qui est compliqué, c'est de les vendre. Les libraires sont submergés par une quantité complètement folle de production éditoriale ». Se démarquer est complexe… et onéreux. Il faut sans cesse sillonner les routes pour rencontrer les libraires en personne, d'autant plus en France où ceux-ci sont majoritairement des indépendants. « J'ai eu l'idée de proposer un service de distribution mutualisé avec tous les petits éditeurs du territoire », poursuit Jean-Luc Kerebel. Il se concentre d'abord sur cinq départements : Pyrénées-Atlantiques, Hautes-Pyrénées, Haute-Garonne, Gironde, Landes. Puis, peu à peu, il élargit sa zone d'activité à l'Ariège, les Pyrénées-Orientales, l'Aude, puis le Gers, le Lot-et-Garonne, la Dordogne, pousse jusqu'au Tarn-et-Garonne, l'Hérault…
Il s'efforce aussi de bâtir un catalogue cohérent, « c'est important pour être crédible », centré sur la mémoire, le patrimoine et la culture des Pyrénées et du grand sud, quel qu'en soit le genre : histoire, ethnographie, anthropologie, beaux livres… « Je suis arrivé plus tardivement à la fiction, évoque-t-il. Quand on est éditeur, en lien avec le territoire, il y a le risque d'apparaître comme quelque chose d'un peu ringard, le plan B de quelqu'un qui n'a pas pu se faire éditer à Paris. C'est surtout le cas dans la fiction, et j'ai longtemps été dans ce complexe-là ». Il y a onze ans, les éditions Cairn se lancent, avec la collection de romans policiers Du Noir au Sud. Le succès est immédiat et les romans policiers représentent aujourd'hui plus du tiers des titres publiés tous les ans par la maison d'édition béarnaise. En 2023, celle-ci a aussi lancé Regain, une nouvelle collection de littérature. De littérature, « avec un grand L », précise Jean-Luc Kerebel. À ce moment-là, l'éditeur se met à choisir ses mots avec beaucoup de soin, soucieux de ne froisser personne. « La littérature de terroir est souvent très connotée, c'est un genre assez codifié, avec un côté nostalgique, souvent des histoires sentimentales… je voulais une collection de littérature qui ne rentre pas dans ce champ, quelque chose que les libraires vont juger plus… qualitativement », raconte le dirigeant. « On essaie de la vendre comme une "vraie" collection de littérature de poche, continue-t-il, en appuyant autant que possible les guillemets. Mais elle est quand même assez facilement placée sous le "sceau infamant" de la littérature de terroir ».
« Sur le territoire des Pyrénées-Atlantiques, il n'y a pas beaucoup de points de vente qui nous échappent »
Deux ans après leur fondation, les éditions Cairn font leur premier recrutement, une employée chargée de la mise en page et de la facturation, le patron se concentrant sur l'éditorial et le commercial. Puis vient une secrétaire-comptable, suivie d'un logisticien à mi-temps, qui devient trois-quarts temps et enfin temps plein. Aujourd'hui, l'entreprise compte huit salariés.
« Le fait de nous auto-diffuser nous limite à un territoire d'une quinzaine de départements, considère Jean-Luc Kerebel. Il faut avoir une relation personnelle avec tous les libraires du territoire ; couvrir tous les niveaux de clientèle de la FNAC de Pau aux tout petits points de vente sur le territoire. C'est quelque chose que l'on n'aurait pas forcément si nous étions distribués par un distributeur national, qui ne couvre que les plus gros niveaux de clientèle. Sur le territoire des Pyrénées-Atlantiques, il n'y a pas beaucoup de points de vente qui nous échappent ». L'essentiel du chiffre d'affaires de la maison d'édition se concentre sur les départements de l'ancienne région Aquitaine, plus les Hautes-Pyrénées et la Haute-Garonne.
« Rentabilité très faible »
40% de ce chiffre d'affaires provient de la distribution des éditeurs partenaires : les éditions Cairn comptent dans leur portefeuille de soixante éditeurs locaux, « pour beaucoup de toutes petites structures, des associations, des gens qui travaillent seuls, qui n'auraient pas accès aux grands distributeurs nationaux », explique Jean-Luc Kerebel. Les 60% restants proviennent de l'édition en temps que telle : Cairn publie environ 80 titres par an, pour un tirage moyen aux alentours de mille exemplaires. « Ce sont des petits tirages, avec une rentabilité très faible », précise l'éditeur, d'où la nécessité pour l'entreprise de publier de très nombreux titres pour sécuriser son activité. Les subventions et mécénats sont aussi essentiels, la maison d'édition est toujours à l'affût de grandes entreprises prêtes à parrainer certains ouvrages.
Le prix du papier, en forte hausse depuis plusieurs années, est un réel enjeu économique : « Il y a des livres dont on ne peut pas faire de second tirage parce que les coûts de production ont pris 15 à 20% depuis l'année précédente, il est impossible de les réimprimer tout en gardant la même marge, ou alors nous sommes forcés d'augmenter nos prix », déplore Jean-Luc Kerebel. L'enjeu est loin d'être limité au Béarn ou au marché français, et met en difficulté nombre d'éditeurs dans le monde entier. Les éditeurs français sont même relativement épargnés, protégés par la loi sur le prix unique du livre. « Une loi merveilleuse », qui protège les libraires indépendants et donc, par ricochet les éditeurs : « Sans cette loi, les libraires seraient forcés de ne faire que du best-seller pour vivre. La loi permet à des éditeurs comme nous d'exister, de faire des petits tirages et des beaux livres ».
Editions Cairn
8 employés
CA 2022-2023 : 1 million 280.000 €
