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Linkedin, Google et le contrôle social

Opinion
lundi 25 janvier 2021

Frédéric Moine est business developer pour Placéco et pour l'agence Newsroom 365. Il met à profit la rubrique Opinion, réservée aux adhérents, pour nous partager son point de vue.

Prison de Presidio Modelo à Cuba

Quel est le point commun entre Linkedin, la prison de Presidio Modelo à Cuba, la langue anglaise et les règles du référencement SEO ? Ce sont des dispositifs sociologiques qui ont la faculté, voulue ou non, d’induire des règles de comportement psychologique, linguistique, culturel ou technique. Mais ce n’est pas tout, on va voir ça.

La prison de Presidio Modelo à Cuba, comme beaucoup d’autres prisons construites dans le monde et en Europe sous l’ancien Régime, a été conçue selon le modèle architectural du panoptique : les cellules carcérales sont construites en cercle autour d’une tour élevée de plusieurs niveaux, depuis laquelle un seul gardien est capable d’observer tous les prisonniers en même temps, sans que ceux-ci ne sachent si et quand ils sont observés. Ce dispositif fort malin, imaginé par le philosophe anglais Jeremy Bentham et son frère Samuel Bentham, permettait à la fois de faire des économies de surveillance, mais aussi d’obliger les prisonniers à correctement se tenir à toute heure de la journée, tant ils ignoraient les instants précis où ils étaient observés. Les prisonniers intériorisaient cette norme de « bon comportement », induit par ce dispositif architectural.

C’est le philosophe Michel Foucault, dans Surveiller et Punir qui a ressorti ce concept des vieux cartons oubliés par le XXe siècle, pour montrer comment le pouvoir et le contrôle social peuvent se matérialiser, notamment par l’architecture des bâtiments ; et comment la matérialisation même de ce pouvoir (architecture panoptique) en renforce ses propres effets. A l’aune de cet éclairage, on peut étendre la réflexion à l’organisation de l’espace dans les entreprises. Entre Ford qui inventa l’organisation de l’assemblage de voitures à la chaîne, et Volvo qui, plusieurs décennies plus tard, réorganisa sa chaîne en ilots d’assemblage indépendants, les conséquences sur la psyché, la santé et la qualification et compétences des ouvriers furent très facile à observer, vers une décadence chez Ford, et une progression chez Volvo.

Quel est donc le rapport entre cette technique architecturo-sociologique et LinkedIn et le référencement SEO ? Nous allons y venir, mais d’abord, voici une citation que je vous invite à découvrir, écrite par un collectif anonyme, dans le livre L’insurrection qui vient.

« L’Occident, c’est cette civilisation qui a survécu à toutes les prophéties sur son effondrement par un singulier stratagème. Comme la bourgeoisie a dû se nier en tant que classe pour permettre l’embourgeoisement de la société, de l’ouvrier au baron. Comme le capital a dû se sacrifier en tant que rapport salarial pour s’imposer comme rapport social, devenant ainsi capital culturel et capital santé autant que capital financier. Comme le christianisme a dû se sacrifier en tant que religion pour se survivre comme structure affective, comme injonction diffuse à l’humilité, à la compassion et à l’impuissance, l’Occident s’est sacrifié en tant que civilisation particulière pour s’imposer comme culture universelle. L’opération se résume ainsi : une entité à l’agonie se sacrifie comme contenu pour se survivre en tant que forme. »

Comment donc l’Occident, en tant que culture singulière, est parvenu à devenir - ou du moins essaye encore de devenir - cette culture universelle mondialisée ? Grâce à une multitude de ces dispositifs sociologiques bien sûr. Michel Foucault n’ayant lui-même jamais définit clairement ce qu’est un « dispositif », nous allons le découvrir avec deux exemples. Et on pourrait en trouver bien d’autres.

LinkedIn : standard de l'émotion publique

Avez-vous remarqué que les post LinkedIn qui fonctionnent le mieux (ceux qui ont des milliers de commentaires et réactions) sont la plupart du temps des témoignages émouvants, suscitant notre affection, notre engouement et notre compassion ? N’avez-vous, vous-même, pas déjà tenté votre chance de battre des records d’audience LinkedIn en y publiant votre propre « histoire inspirante » ?

Nous les français, qui consommons énormément de culture américaine via les chansons, séries, émissions de télé, films, savons que les américains ont souvent tendance à en faire des masses avec leurs « Oh my god », « waaa that’s awesome ». Leur culture est profondément ancrée autour des émotions. Lors de mes nombreux voyages aux USA, combien ai-je vu de parents encourager leurs enfants à exprimer leurs émotions, sortir leur colère, faire couler leurs larmes, exploser leur joie… pour les aider à connaitre leurs émotions, les exprimer, les partager avec autrui. Tout ça nous paraît bien étrange à nous, pudiques français que nous sommes. Un américain peut sans mal exprimer publiquement ses complexes, peurs et regrets, car il a été élevé ainsi. Les thérapies de groupes, inventées aux USA, sont un exemple saillant de cette tendance culturelle à assumer publiquement son intimité.

Les équipes LinkedIn de la Silicon Valley, qui codent et veillent quotidiennement à quelle publication mérite d’être poussé vers un maximum d’audience et laquelle ferait mieux d’être limitée, tant elle aurait l’air trop publicitaire ou trop… ennuyeuse, sont friands des histoires exemplaires du type Ted Talk (ou Ted X en France). Normal, ils sont américains. En sélectionnant les histoires inspirantes pour les pousser dans les fils d’actualité d’un maximum de leurs utilisateurs, ils encouragent le monde entier qui utilise sa plateforme à… avoir une pratique américaine du rapport à l’émotion et la narration.

LinkedIn, en ce sens, est un dispositif permettant (plus ou moins volontairement) à la culture américaine de diffuser sa pratique de la narration émotionnelle. De la même manière que la prison panoptique induit un comportement, par ce que l’architecture structure, LinkedIn nous pousse, pudiques et néanmoins mignons français, à étaler publiquement nos histoires émouvantes. Cela constitue, pour la culture américaine, un des nombreux dispositifs leur permettant de répandre leur standard social de rapport publique de l’émotion.

Google, standard de l'efficacité linguistique

Autre exemple : le référencement SEO. La plupart des communicants connaissent bien les règles de la rédaction web visant à répondre à la question : Comment faire pour que mon site web arrive en top des résultats de recherche sur Google ?

C’est très simple, il faut faire des phrases courtes qui vont droit au but, donner une information par phrases, avoir une récurrence de 1 mot clé tous les 100 mots… Alors, Google reconnaîtra votre article comme ayant une « excellente lisibilité » (cf. l’outil Yoast que tout bon utilisateur de WordPress connaît). Google, qui est programmé par des Américains, nous dit avec quel style nous devons écrire nos textes. La langue anglaise est-elle-même structuré autour du principe d’efficacité. Aller droit au but est son essence. Alors que la langue française et la langue allemande, par exemple, explorent les idées autour de longues phrases alambiquées, celle anglaise aime des phrases courtes et percutantes. C’est donc au travers d’une vision anglosaxonne de ce qui fait une « bonne littérature » que nos rédacteurs web SEO français rédigent des textes pour leurs sites web ou les sites web de leurs clients. En ont seulement-ils conscience ? Ont-ils conscience qu’ils pratiquent une sorte d’anglicisme syntaxique ? (Je pose immédiatement un copyright sur cette expression).

LinkedIn, la langue anglaise, une prison, les règles de référencement SEO, ont donc en commun d’induire un ensemble de règles de comportement, d’attitude psychique, de conditions de vie, de manière d’exprimer les faits et les émotions. Ils sont à observer comme des dispositifs, ou techniques sociologiques, permettant à une culture de s’imposer en tant que culture dominante, voire universelle. Et vous, quel dispositif sociologique observez-vous autour de vous ?

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